Dans une lettre à Lou Andréas-Salomé, Rainer Maria Rilke établit un lien très fort entre création et existence et affirme dans ce sens, « où je crée, je suis et voudrais trouver la force de bâtir toute ma vie sur cette vérité ». (In œuvres). L’artiste plasticien Mostapha Naffi confirme cette vérité en concevant depuis des années son œuvre en tant que créateur de formes esthétiques contemporaines. On sait que cet instaurateur d’œuvre explore les supports de l’artisanat marocain et des outils autres que les pinceaux ou la peinture à l’huile sur toile. Sa pratique qui s’étend sur plus de 40 ans s’inscrit dans un contexte de relais qui se veut d’abord une exploration des frontières interdisciplinaires de l’art contemporain. Il fait partie de cette génération qui apprend les techniques de l’artisanat avec une rupture à la fois pour les matériaux et les formes. C’est ainsi qu’on constate cette volonté chez Naffi de sculpter le vide, de répartir les formes et de donner formes à la fonction. Il rêve ou aspire à un autre espace tout en se livrant à des tâches répétitives et fastidieuses de l’artisan indigène.
D’abord, Mostapha Naffi affiche délibérément son abandon des supports courants, notamment la toile et affiche son désir de travailler sur le bois. Plus son travail manuel, il conçoit ses œuvres au prix de l’art conceptuel. Le matériau noble utilisé au Maroc depuis les Mérinides au XII ème siècle à savoir le bois se caractérise par des qualités grâce à son extrême résistance et son odeur particulière qui embaume les lieux. Toutefois, le travail sur le bois n’est véritablement achevé qu’une fois peint. Sur un autre plan, le choix d’un tel matériau émane de cette « dimension culturelle cachée » chez Mostapha Naffi, selon les dires d’Edward Hall. En entrainant des rapports au contexte, au temps et à l’espace, l’artiste s’engage dans un débat qui veut savoir si une identité culturelle peut se définir de manière simple comme étant multiple sans donner lieu à ce que Nicolas Nercam appelle les affirmations
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étroitement liées. Par sa pratique, il ouvre la possibilité de l’art de recevoir des contenus d’ailleurs sans que cela surdétermine l’œuvre. On peut à la limite dire que Mostapha Naffi ambitionne de créer une sorte de « Bauhaus marocain ». Il se situe doublement dans la déconstruction identitaire et parfois même dans les affirmations d’art-monde avec son séjour américain. Il faut à notre avis donner sens à cette expérience authentique de Naffi à partir de la prise en compte d’un contexte lié à des prises de positions personnelles ou idéologiques, mais surtout à un marché local donné par le groupe de Casa et à la limite celui de Tétouan et surtout à des stratégies d’acteurs artistiques tentés par les institutions transnationales.
Pourtant, il est essentiel de comprendre que chez Naffi, il y a des interactions qu’on ne peut réduire à une culture marocaine essentialisée ou du moins stéréotypée pour certaines personnes. Il a essayé toujours d’échapper aux pesanteurs conservatrices de la peinture courante en introduisant des changements légitimés par des demandes internes. Il questionne les orthodoxies de l’histoire de l’art au Maroc en explicitant les non-dits et les impensés.
D’abord, on peut penser à ce mode d’utiliser le temps vécu de manière concrète à travers la vision mono chromique du noir, comme on peut aisément identifier les territoires personnels de l’artiste déterminés souvent de manière inconsciente par des rencontres interculturelles. Ensuite, on déduit de ce travail d’instauration le désir de traquer le vide mais plein de significations. L’œuvre instaurée chez Naffi devient le lieu de la béance radicale, de la vacuité absolue, de quelque chose particulière.
Mais que veut exprimer ce vide chez Naffi. Est-ce le vide du temps ? De l’espace ? Des corps matériels ? Certes, l’œuvre de Naffi constitue une espèce de prologue de la matière qui reste reliée au vide d’où elle est sortie. Il s’agit paradoxalement de dire que le vide conçu n’est qu’une métaphore pour faire le plein : le plein de la libido existentielle, le plein d’engouement pour et le plein de repli sur soi. C’est cette force du vide, plein d’effets qu’essaie d’exprimer et de penser Naffi dans un certain volume. Ainsi, le vide de Naffi n’est pas le néant impensable mais quelque chose de particulier, qui donne du jeu à la matière. Un vide circulaire qui acquiert la propriété et la dimensionnalité.
Pour ce faire, Naffi ne cesse de constituer de manière processuelle une identité visuelle basée sur le bas-relief remanié. Dans son travail
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d’instauration, peinture et sculpture sont assemblées sur des planches de bois peint ; un moment qui possède le plus de potentiel et de force de transition. Entre formes organiques fécondées érotiquement et pseudo- totems, l’artiste exécute les aplats de couleurs sombres modelant ainsi des formes en rompant avec la planéité, la mollesse et la minceur du support classique à savoir la toile. La recherche d’une morphologie inventée anime solidement son œuvre apparemment totémisée à l’africaine où s’affirment le détournement des tabous et le goût pour la fuite à l’avant. Chez Naffi se concrétise ce désir de confluence, d’affinités et de connivence avec les préoccupations existentielles de l’homme.
Dans cette perspective, Naffi revendique, sur une enveloppe métaphorique, la mise en espace d’une œuvre en devenir. C’est-à-dire une œuvre inachevée où tous les possibles concourent à l’expression d’un je singulier ou pluriel mais revendiquée comme telle. On peut comprendre que chez l’artiste, la genèse de son œuvre serait plus importante, car le libre jeu esthétique des possibles est perçu comme positionnement critique par rapport à la toile habituelle posée par certains artistes comme ligne d’excellence chimérique. Cette conception de l’inachevé aurait un rapport particulier au temps (irruption, discontinuité, fragmentation, reprise etc…) et à l’être de l’artiste au monde. S’agit–il d’un manque, d’une perte, d’un choc, ou tout simplement d’une appréhension du tragique. A ce stade, on pourrait convoquer la purge picturale effectuée par l’artiste par une mise à l’index sous forme d’autodafé visant à enterrer d’une part les cadres de l’exclusion et à faire revivre l’œuvre autrement dans le but de faire pousser d’autres œuvres. De toutes les façons, l’œuvre est promise à la destruction en raison de son caractère inachevé. Ce que cela suppose comme diktat est peut-être la quête et l’enracinement d’une esthétique en révolte ou une mouvance qui cherche à s’inscrire et à souscrire à un monde qui est lui-même en devenir, inachevé. Alors où commencent et où s’arrêtent les lignes de démarcation de l’esthétique, de l’ontologique dans cette mouvance ? Comment comprendre aussi cette récupération chez Naffi de l’artisanat par la peinture qui éclate les matériaux dans l’espace. Paradoxalement, Naffi fait de l’idée de l’inachevé un aboutissement, une visée. Cette conscience est également liée au relâchement de contraintes et de codes chez l’artiste et chez le récepteur qu’on est au jeu et au plaisir qui lui sont associés. Cela modifie notre conception de l’œuvre et de l’art et notre rapport à l’idée d’un projet ultime chez l’artiste. Ceci semble nous renvoyer aussi à une définition transgressive
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de l’art au sens où l’art entend explorer les limites d’une norme, limites du sens ou de la signification, limites des usages, des supports, limites de la perception et du médium dont l’artiste s’efforcerait continûment de s’affranchir. Cette hypothèse de l’inachevé pose également la question du rapport de l’art au changement et à sa durabilité sous forme d’une œuvre toujours ouverte, sans cesse transformée et transformante. On constate bien que chez Naffi les marques contextuelles sont fondamentales et livrent déjà un cadre réflexif. En fait, l’artiste instaure des formes matérielles déjà là, seul l’immatériel qui est nouveau. C’est pour cela qu’on dit que l’artiste se livre à des jeux instauratifs, ceux que l’on célébrait à la place de ceux qui avaient été interrompus. D’où, chez lui, instaurer signifie moins établir temporellement qu’établir spirituellement un être moral ou physique et lui constituer une réalité en son genre. Instaurer l’incomplet, l’indéterminé l’incertain vers une autre puissance d’être qui erre dans les méandres de l’œuvre à faire porte cette dernière vers un accomplissement inaccompli. Bref, l’œuvre de Naffi, à force de modifier le support, les procédés pour dire le vide, l’inachevé, la fécondation cosmique, etc. réinvente la mémoire, l’absence, la transmission d’un savoir-faire dans un contexte avec de grandes failles.
Mostapha Naffi : l’instaurateur des dialectiques
Laghdache Hassan/chercheur en esthétique
Dans une lettre à Lou Andréas-Salomé, Rainer Maria Rilke établit un lien très fort entre création et existence et affirme dans ce sens, « où je crée, je suis et voudrais trouver la force de bâtir toute ma vie sur cette vérité ». (In œuvres). L’artiste plasticien Mostapha Naffi confirme cette vérité en concevant depuis des années son œuvre en tant que créateur de formes esthétiques contemporaines. On sait que cet instaurateur d’œuvre explore
les supports de l’artisanat marocain et des outils autres que les pinceaux ou la peinture à l’huile sur toile. Sa pratique qui s’étend sur plus de 40 ans s’inscrit dans un contexte de relais qui se veut d’abord une exploration des frontières interdisciplinaires de l’art contemporain. Il fait partie de cette génération qui apprend les techniques de l’artisanat avec une rupture à la fois pour les matériaux et les formes. C’est ainsi qu’on constate cette volonté chez Naffi de sculpter le vide, de répartir les formes et de donner formes à la fonction. Il rêve ou aspire à un autre espace tout en se livrant à des tâches répétitives et fastidieuses de l’artisan indigène.
D’abord, Mostapha Naffi affiche délibérément son abandon des supports courants, notamment la toile et affiche son désir de travailler sur le bois. Plus son travail manuel, il conçoit ses œuvres au prix de l’art conceptuel. Le matériau noble utilisé au Maroc depuis les Mérinides au XII ème siècle à savoir le bois se caractérise par des qualités grâce à son extrême résistance et son odeur particulière qui embaume les lieux. Toutefois, le travail sur le bois n’est véritablement achevé qu’une fois peint. Sur un autre plan, le choix d’un tel matériau émane de cette « dimension culturelle cachée » chez Mostapha Naffi, selon les dires d’Edward Hall. En entrainant des rapports au contexte, au temps et à l’espace, l’artiste s’engage dans un débat qui veut savoir si une identité culturelle peut se définir de manière simple comme étant multiple sans donner lieu à ce que Nicolas Nercam appelle les affirmations
1
étroitement liées. Par sa pratique, il ouvre la possibilité de l’art de recevoir des contenus d’ailleurs sans que cela surdétermine l’œuvre. On peut à la limite dire que Mostapha Naffi ambitionne de créer une sorte de « Bauhaus marocain ». Il se situe doublement dans la déconstruction identitaire et parfois même dans les affirmations d’art-monde avec son séjour américain. Il faut à notre avis donner sens à cette expérience authentique de Naffi à partir de la prise en compte d’un contexte lié à des prises de positions personnelles ou idéologiques, mais surtout à un marché local donné par le groupe de Casa et à la limite celui de Tétouan et surtout à des stratégies d’acteurs artistiques tentés par les institutions transnationales.
Pourtant, il est essentiel de comprendre que chez Naffi, il y a des interactions qu’on ne peut réduire à une culture marocaine essentialisée ou du moins stéréotypée pour certaines personnes. Il a essayé toujours d’échapper aux pesanteurs conservatrices de la peinture courante en introduisant des changements légitimés par des demandes internes. Il questionne les orthodoxies de l’histoire de l’art au Maroc en explicitant les non-dits et les impensés.
D’abord, on peut penser à ce mode d’utiliser le temps vécu de manière concrète à travers la vision mono chromique du noir, comme on peut aisément identifier les territoires personnels de l’artiste déterminés souvent de manière inconsciente par des rencontres interculturelles. Ensuite, on déduit de ce travail d’instauration le désir de traquer le vide mais plein de significations. L’œuvre instaurée chez Naffi devient le lieu de la béance radicale, de la vacuité absolue, de quelque chose particulière.
Mais que veut exprimer ce vide chez Naffi. Est-ce le vide du temps ? De l’espace ? Des corps matériels ? Certes, l’œuvre de Naffi constitue une espèce de prologue de la matière qui reste reliée au vide d’où elle est sortie. Il s’agit paradoxalement de dire que le vide conçu n’est qu’une métaphore pour faire le plein : le plein de la libido existentielle, le plein d’engouement pour et le plein de repli sur soi. C’est cette force du vide, plein d’effets qu’essaie d’exprimer et de penser Naffi dans un certain volume. Ainsi, le vide de Naffi n’est pas le néant impensable mais quelque chose de particulier, qui donne du jeu à la matière. Un vide circulaire qui acquiert la propriété et la dimensionnalité.
Pour ce faire, Naffi ne cesse de constituer de manière processuelle une identité visuelle basée sur le bas-relief remanié. Dans son travail
2
d’instauration, peinture et sculpture sont assemblées sur des planches de bois peint ; un moment qui possède le plus de potentiel et de force de transition. Entre formes organiques fécondées érotiquement et pseudo- totems, l’artiste exécute les aplats de couleurs sombres modelant ainsi des formes en rompant avec la planéité, la mollesse et la minceur du support classique à savoir la toile. La recherche d’une morphologie inventée anime solidement son œuvre apparemment totémisée à l’africaine où s’affirment le détournement des tabous et le goût pour la fuite à l’avant. Chez Naffi se concrétise ce désir de confluence, d’affinités et de connivence avec les préoccupations existentielles de l’homme.
Dans cette perspective, Naffi revendique, sur une enveloppe métaphorique, la mise en espace d’une œuvre en devenir. C’est-à-dire une œuvre inachevée où tous les possibles concourent à l’expression d’un je singulier ou pluriel mais revendiquée comme telle. On peut comprendre que chez l’artiste, la genèse de son œuvre serait plus importante, car le libre jeu esthétique des possibles est perçu comme positionnement critique par rapport à la toile habituelle posée par certains artistes comme ligne d’excellence chimérique. Cette conception de l’inachevé aurait un rapport particulier au temps (irruption, discontinuité, fragmentation, reprise etc…) et à l’être de l’artiste au monde. S’agit–il d’un manque, d’une perte, d’un choc, ou tout simplement d’une appréhension du tragique. A ce stade, on pourrait convoquer la purge picturale effectuée par l’artiste par une mise à l’index sous forme d’autodafé visant à enterrer d’une part les cadres de l’exclusion et à faire revivre l’œuvre autrement dans le but de faire pousser d’autres œuvres. De toutes les façons, l’œuvre est promise à la destruction en raison de son caractère inachevé. Ce que cela suppose comme diktat est peut-être la quête et l’enracinement d’une esthétique en révolte ou une mouvance qui cherche à s’inscrire et à souscrire à un monde qui est lui-même en devenir, inachevé. Alors où commencent et où s’arrêtent les lignes de démarcation de l’esthétique, de l’ontologique dans cette mouvance ? Comment comprendre aussi cette récupération chez Naffi de l’artisanat par la peinture qui éclate les matériaux dans l’espace. Paradoxalement, Naffi fait de l’idée de l’inachevé un aboutissement, une visée. Cette conscience est également liée au relâchement de contraintes et de codes chez l’artiste et chez le récepteur qu’on est au jeu et au plaisir qui lui sont associés. Cela modifie notre conception de l’œuvre et de l’art et notre rapport à l’idée d’un projet ultime chez l’artiste. Ceci semble nous renvoyer aussi à une définition transgressive
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de l’art au sens où l’art entend explorer les limites d’une norme, limites du sens ou de la signification, limites des usages, des supports, limites de la perception et du médium dont l’artiste s’efforcerait continûment de s’affranchir. Cette hypothèse de l’inachevé pose également la question du rapport de l’art au changement et à sa durabilité sous forme d’une œuvre toujours ouverte, sans cesse transformée et transformante. On constate bien que chez Naffi les marques contextuelles sont fondamentales et livrent déjà un cadre réflexif. En fait, l’artiste instaure des formes matérielles déjà là, seul l’immatériel qui est nouveau. C’est pour cela qu’on dit que l’artiste se livre à des jeux instauratifs, ceux que l’on célébrait à la place de ceux qui avaient été interrompus. D’où, chez lui, instaurer signifie moins établir temporellement qu’établir spirituellement un être moral ou physique et lui constituer une réalité en son genre. Instaurer l’incomplet, l’indéterminé l’incertain vers une autre puissance d’être qui erre dans les méandres de l’œuvre à faire porte cette dernière vers un accomplissement inaccompli. Bref, l’œuvre de Naffi, à force de modifier le support, les procédés pour dire le vide, l’inachevé, la fécondation cosmique, etc. réinvente la mémoire, l’absence, la transmission d’un savoir-faire dans un contexte avec de grandes failles.